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La Grande Zone Franche
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La GRANDE ZONE FRANCHE, ou ZONE D'ANNEXION, n'était en fait qu'une extension des petites zones franches préexistantes à l'annexion, elles mêmes survivance médiévale constituée par des droits tant genevois que savoisiens qui se superposaient sur des territoires enclavés ou communs. La grande zone franche constituait ainsi un territoire où les droits nationaux - qui s'affirment essentiellement par la frontière et l'impôt - étaient fortement atténués. Un territoire immense où toutes les denrées et marchandises étaient exemptes de droits de douane à l'import et à l'export. Cette zone n'était pas un "cadeau de bienvenue" de la France, une "concession gracieuse et unilatérale" - ainsi que de nombreux historiens français ont pu le prétendre - mais bien une condition sine qua non de l'annexion qui avait été établie, et pour laquelle la France avait pris des engagements avant que la Savoie ne devint française. Les intérêts de la Savoie du nord étaient alors tellement liés à ceux de Genève que les Savoisiens n'auraient pu accepter l'établissement d'une barrière douanière entre le canton de Genève et la Savoie. C'est Jacquier-Châtrier, député de Bonneville au parlement de Turin qui eut l'idée d'étendre la zone franche afin de dissuader les partisans de la Suisse. Voilà ce qu'il écrivait en janvier 1860: "... N'en doutez pas l'Helvétie a ses partisans. Un pays qui ne paie pas d'impôts, qui n'est pas privé, par la levée militaire et un service permanent, de la fine fleur de sa jeunesse, ce pays-là a un prestige qui vaut bien celui des trois couleurs " En d'autres termes: sans l'extension de la zone franche l'annexion à la France devenait impossible. Le 30 décembre 1902 le baron Joseph Blanc, propriétaire des soieries de Faverges au moment de l'annexion écrivait: "Les intérêts annéciens auraient été plus gravement compromis si les négociations de 1860 n'avaient substitué la neutralisation militaire et la franchise douanière de la Savoie du nord, à la cession directe de ces territoires à la Suisse." Cette phrase résume tout l'enjeu de l'annexion: Si l'on n'avait pas conservé à la Savoie du nord les privilèges de la neutralité helvétique et étendu sa zone franche, celle-ci serait probablement devenue suisse. En effet l'histoire, la géographie, l'économie du peuple savoisien présentait, et présente encore, infiniment plus de liens et d'analogies avec les cantons romands qu'avec la France. Quant à l'obstacle qu'aurait constitué Genève, la Rome protestante, à l'helvétisation de la Savoie, cela était vrai en 1815, lorsque Genève fut constituée en canton suisse, mais ne l'était plus en 1860. A cette date Genève était une ville à majorité catholique: population: 40 926 Genevois de souche, 13 200 Suisses venus d'autres cantons, 28 750 "étrangers" dont 21 540 Savoisiens auxquels on doit ajouter les populations catholiques des quinze communes cédées par la Savoie à Genève en 1815. D'ailleurs il existe en Suisse plusieurs cantons à majorité catholique. Et c'est toute la Savoie qui serait devenue suisse, car pour les Savoisiens, unis par plus de mille années d'histoire, une partition n'était alors pas envisageable. Pourtant la France saura diviser les Savoisiens; en accordant beaucoup à la majorité, se souciant peu de léser une Savoie du sud minoritaire. Dans son analyse le baron Blanc évoque les intérêts de cette minorité: La ville d'Annecy avait été exclue de la grande zone franche, bien qu'étant dans la zone neutre. La plupart des élus annéciens, jusqu'en 1914, prônèrent l'extension à tout le département de cette zone dont il n'avait pas le bénéfice alors qu'à Annecy, tout comme à Seyssel, on avait "voté" OUI-ZONE. Cette grande zone franche couvrait alors 3 790 kilomètres carrés soit 88% de l'étendue du département et contenait 89% de sa population. C'était beaucoup donner que d'accorder cet avantage qui consistait en une exemption des taxes douanières pour les échanges économiques entre la Savoie du Nord et les pays du monde entier ! C'était surtout, en 1860, faire preuve de bien peu de jugement, car si Napoléon III avait pu prévoir alors la modernisation qu'allaient connaître les moyens de transport et de production, jamais il n'aurait accordé de tels privilèges aux Savoisiens pour qu'ils devinssent Français. A moins qu'il n'ait compris qu'il n'y avait pas d'autres moyens pour les annexer et pensé qu'il serait toujours temps de revenir sur les avantages accordés et la parole donnée lorsque la Savoie serait enfin devenue française. L'histoire montrera que tel était bien le plan de Badinguet, ce Napoléon là fut toujours un conspirateur! Il n'aura pas loisir de réaliser son plan , ses successeurs s'en chargeront pour lui et pour la France. Ainsi, lors du fameux plébiscite de 1860, par lequel le peuple savoisien ratifia le traité du 24 mars de cette année et son annexion à la France, les bulletins de vote distribués dans toute la Savoie du nord portaient la mention " OUI et ZONE" ( il n'y avait pas de bulletins "NON" mais cela demeure un détail). Le terme "ZONE" était bien connu des Savoisiens, il existait déjà des zones franches en Savoie, elles résultaient d'accords visant à harmoniser la vie économique de populations unies par la géographie mais souvent séparée par l'histoire. Le fait que le terme "ZONE" ait été employé sans aucune restriction lui confère une dimension universelle: la franchise s'étend au monde entier et pour tous les produits. Le plébiscite était une clause du traité d'annexion; l'article premier de ce traité stipulant que " cette réunion sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations", et que les gouvernements " se concerteront le plus tôt possible sur les moyens d'apprécier et de constater les manifestations de cette volonté." La " volonté des populations" s'exprimera par les bulletins "OUI et ZONE" qui feront ainsi entrer l'extension de la zone franche, devenue zone d'annexion, dans le traité du même nom. La zone d'annexion doit impérativement être considérée comme partie intégrante de la première clause du traité du 24 mars 1860, cela rend secondaire le fait que le plébiscite n'ait été qu'une ignoble farce; la conspiration se retourne contre ses instigateurs ! La grande zone franche avait consacré une véritable symbiose économique et sociale entre la Suisse et la Savoie. " Un intense trafic reliait Rives, le port de Thonon, au port franc de Genève. Au début du siècle, de Genève arrivaient chaux, tuiles, parquets, faïences, sucre, café, etc... par le service quotidien du bateau appelé " La Mouche". De Rives partaient, chaque jour, les barques noires aux voiles latines chargées de pierres et pavés d'Allinges, des plâtres d'Armoy, des moules de bois de chauffage, des fromages d'Abondance, etc... chaque jeudi, le chemisier, le tailleur genevois venaient à domicile, prendre les mesures de leurs clients thononais, essayer ou livrer le produit de leur travail. Les médecins spécialistes de Genève visitaient chaque semaine leur clientèle thononaise pour vingt sous. La vie de loisir n'échappait pas à cette attraction: le dimanche, les jeunes thononais gagnaient la grande cité voisine." ( "Thonon se penche sur son passé" par Jacques Dumolard. 1956). Le commerce de détail avait fait de Genève la véritable capitale de la Savoie du nord, les mercredis et samedis, jours de marché les Savoisiens y affluaient. Ces jours là le chiffre d'affaire doublait dans certains commerces qui n'hésitaient pas à livrer en voiture, " sans aucun ennui", leurs marchandises en Savoie. " Et, bien entendu, en venant faire leurs achats courants à Genève les savoyards de la zone y consultaient leur banquier, leur médecin, leur dentiste, faisaient halte au café."( la Haute-Savoie sous la IIIème république; par Justinien Raymond. 1983). " En présence d'une telle compénétration d'intérêts, il est difficile d'apprécier avec exactitude la valeur, au reste mouvante, de ces échanges. On l'évaluait, au total, à cinquante millions de francs suisses par an, à balance égale , dans les années les plus bénéfiques d'avant la première guerre mondiale." ( "Genève et les traités" par Victor Bérard. Paris 1930). La Savoie du Nord du 5 mai 1860 justifiait ainsi la zone franche: " Le besoin d'une zone indique que la population qui la réclame a tout son commerce avec le peuple voisin et fort peu avec ses propres nationaux. Elle prouve chez nous que nos intérêts industriels et commerciaux sont avec la Suisse et non avec la France." Tel était le cas en 1860, et, plus le temps passait, plus s'accroissait la naturelle symbiose économique et sociale entre Genève et la Savoie du nord dont elle était devenue la capitale au détriment d'Annecy. Dès 1869 un comité annécien organisa une campagne pour l'extension de la zone et, de mai à juillet, recueillit près de 9000 signatures, ce qui représentait la totalité de la population d'alors. Jusqu'en 1880 Annecy demanda, en vain, l'extension de la zone. En 1903, par calcul, le député d'Annecy déposa un projet de loi pour la suppression des zones franches. c'était là de la fine stratégie, le député s'inspirait de l'exemple de M.Barut, fondateur de l'usine du Giffre, qui avait mené une vive campagne contre la zone jusqu'au moment où la franchise lui fut accordée! Le projet de loi du député d'Annecy souleva une véritable tempête de protestations et " Tout aussitôt, les deux cent sept communes zoniennes protestèrent au nom des droits que leur avait conférés le plébiscite de 1860 et leurs représentants demandèrent que rien ne fût changé au régime établi." ( "Genève et les traités" V.Bérard). On comprend que les Savoisiens du nord fussent attachés à ce régime qui conditionnait leur essor économique et culturel. C'est que la France avait tout fait pour qu'ils végètent dans l'indigence autant économique qu'intellectuelle. De nombreuses entreprises savoisiennes avaient en effet été mises en sérieuse difficulté par l'accord de libre échange intervenu entre la France et l'Angleterre au lendemain de l'Annexion. Les entreprises du petit pays qu'était alors la Savoie n'étaient pas en mesure d'affronter du jour au lendemain la concurrence d'un tel marché, s'il n'y avait eu les avantages de la zone franche la plupart auraient aussitôt disparu. Quant à l'indigence intellectuelle dans laquelle la France avait voulu faire sombrer la Savoie, elle était orchestrée par un décret impérial du 24 octobre 1860 qui , au lendemain de l'annexion, ordonnait la fermeture immédiate de toutes les universités établies en Savoie - et elles étaient nombreuses: théologie, droit, médecine, pharmacie - et mettait d'office à la retraite, avec interdiction d'enseigner, tous ceux qui y professaient! En ces temps où les moyens de transport n'étaient guère développés un tel décret condamnait la survivnce d'une élite savoisienne. Dans l'espace français les Savoisiens désireux d'étudier n'avaient guère que les villes lointaines et coûteuses de Lyon et de Grenoble, mais avec Genève les Savoisiens du nord trouvaient à leur porte une formation universitaire ou technologique, ils y affluaient et les idées qu'ils y glanaient en plus de leur formation ne pouvaient que déplaire à la république française.
 
Jean de PINGON
 
 
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