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- Le traité signé en 1860 n'a pas laissé d'autre choix aux Savoisiens que la
dissolution dans un ensemble (l'ensemble français ou l'ensemble italien) où ils étaient
condamnés à perdre leur âme. Cela dit, quoi d'étonnant à ce qu'ils aient choisi la
France ?
- On conteste beaucoup (et à raison) la légitimité démocratique du plébiscite de
1860. On oublie peut-être d'en expliquer le résultat par le contexte de l'époque.
- Il est permis en effet de se demander, si les Savoisiens étaient appelés à se
prononcer aujourd'hui, ce qu'ils pourraient bien trouver d'attractif à cette France
asphyxiée par le chômage, engluée dans ses mouvements sociaux, gangrénée par le mal
de ses banlieues, discréditée sur la scène internationale par son arrogante politique
nucléaire, en train d'abandonner même sa propre identité, qu'elle laisse miner de
l'intérieur par une immigration mal contrôlée et diluer à l'extérieur dans l'entité
européenne.
- La situation, en 1860, était fort différente. La France et le régime de
Napoléon III apparaissent alors au faîte de leur puissance. La légende napoléonienne
continue à jouer, y compris dans l'ancien département du Mont-Blanc (voir à ce sujet le
très beau livre de Marie PONCE, ancienne institutrice mauriennaise, paru en 1995 aux
éditions La Fontaine de Siloë : Le Soleil en Cendres) et profite à l'Empereur des
Français, encore tout auréolé de ses succès diplomatiques et militaires (guerre de
Crimée, Congrès de Paris, Campagne d'Italie...). Sur le plan intérieur, la France vient
de connaître une phase de prospérité et d'expansion économique sans précédent,
tandis que l'ordre règne (c'est l'Empire Autoritaire) et que l'avenir parait serein. Quoi
d'étonnant, dans ces conditions, que cette Fête Impériale ait séduit les élites
savoisiennes, traditionnellement influentes sur les populations ? Ajoutons que le Clergé,
qui conserve beaucoup de poids dans les hautes vallées, est satisfait des engagements de
Napoléon III à l'égard de la papauté (une troupe française assurera à celle-ci le
maintien de son pouvoir sur Rome, contre Victor-Emmanuel II qui rêve d'en faire la
capitale de l'Italie unifiée) alors qu'il est inquiet de la politique anticléricale
conduite par Cavour, Premier Ministre piémontais. Enfin les milieux dirigeants, à Paris,
font valoir l'argument des frontières naturelles et celui de la communauté linguistique
et culturelle pour présenter l'annexion comme un retour des Savoisiens au bercail
français (tandis que les Valdôtains, de leur côté, seront aspirés vers l'Italie).
- Mais ce partage de territoires va s'effectuer en l'absence d'une alternative que
les dirigeants français et piémontais se sont bien gardés de proposer aux populations
concernées : pouvait-il y avoir pour elles un salut en-dehors de l'une des deux
dynasties?
- Côté français, le discours officiel, depuis 1860, a donc consisté à affirmer
que la Savoie avait enfin trouvé sa voie, pour faire un mauvais calembour, et que son
indépendance n'avait été qu'un accident contre-nature. Interprétation qui a fini par
déteindre sur la façon de penser des Savoisiens eux-mêmes, bientôt persuadés que
leurs coeurs ne pouvaient aller que "là où coulent leurs rivières"
(!). La dissociation entre le territoire de la Savoie et la Maison de ses Princes,
appelée à régner sur l'Italie, puis les revendications mussoliniennes plus tard,
allaient bien sûr favoriser l'adoption de cette thèse, thèse qui forme encore l'opinion
commune de l'immense majorité des Savoisiens et des Français. Il suffit pour s'en
persuader de lire ce que la presse écrit sur le sujet, par exemple dans le numéro de
novembre 1995 du magazine TERRE SAUVAGE : "Entre les princes italiens, les Rois
de France et même les Espagnols, pas facile de s'y retrouver". C'est finalement
dans le calme démocratique d'un plébiscite, les 23 et 24 avril 1860, que les Savoyards
votent massivement le rattachement à la France. Sans commentaire...
- Le grand mérite de la Ligue savoisienne, aujourd'hui, est d'ouvrir l'alternative
de la souveraineté, tout en la rendant crédible. De proposer, face à la légitimité de
l'État français, qui nous a été présentée depuis 1860 comme la seule possible, une
autre légitimité, celle de la Savoie millénaire ; face à l'identité française,
imposée, artificielle et menacée, une autre identité, plus ancienne, plus naturelle et
plus solide ; d'opposer à la nation française, construction politique, la patrie
savoisienne, celle des pères (c'est le sens du mot patrie ), du coeur, mais aussi du
libre choix. Lorsqu'ils sont placés face à cette alternative, les Savoisiens, on le
constate régulièrement, n'hésitent pas longtemps. N'avaient-ils pas toujours,
d'ailleurs, conservé au fond d'eux-mêmes (parfois d'une manière purement symbolique) la
nostalgie de la souveraineté perdue ? Comment expliquer autrement ces Allobroges
Vaillants , dont les échos clôturent toute fête authentique, ou cette Croix de Savoie
omniprésente, jusque sur les panneaux d'entrée d'agglomération, privilège consenti à
nos deux départements par le Code de la Route ?
- C'est sur ce type de symboles, autant que sur les incontestables atouts
économiques de notre pays, que s'appuiera, pour renaître, l'État Savoisien. Alors,
va-t-on nous demander, vous vous apprêtez à quitter le navire en pleine tempête ? Que
faites-vous de la solidarité avec vos anciens compagnons de route ? N'avez-vous pas une
dette envers eux ? - Non, Messieurs les Français. Car les Savoisiens ont déjà payé. Le
prix fort. Celui du sang et des destructions.
- L'adhésion à la nation française (ou à la nation italienne, pour les
Valdôtains) a procuré à la Savoie trois guerres sanglantes en moins d'un siècle.
Pendant ce temps-là, la Suisse, voisine mais neutre, continuait de prospérer à l'écart
de la tourmente.
- C'est pourquoi aujourd'hui nous nous sentons quittes. A l'heure où la nation
française se saborde, nous ne resterons pas français malgré la France. Nous réclamons
sans haine, mais sans état d'âme, ce qui nous revient de droit, le Traité d'Annexion
étant caduc : la souveraineté.
- Cette affirmation ne devra pas être connue comme un acte d'exclusion mais comme un
acte d'adhésion ; un acte qui servira à construire et non à détruire. un projet
inédit, une perspective nouvelle capable de mettre en synergie les enthousiasmes
aujourd'hui en panne. un formidable défi lancé à tous les immobilismes et à tous les
scepticismes.
- Un pari ? Peut-être. Mais la construction européenne, qu'on ne manque pas
d'opposer à notre démarche, n'est-elle pas elle-même un pari ?
- Mieux, il s'agit du même pari.
- Milan Kundera disait en 1995 de l'indépendance tchèque : Le pari tchèque se
transforme aujourd'hui en un pari européen. Le pari savoisien est également un pari
européen. L'Europe est-elle ou non capable de se protéger contre l'uniformisation
galopante de la planète et de créer un foyer commun où la diversité serait respectée
comme la valeur des valeurs ? Ce pari non plus ne sera jamais ni gagné ni perdu ; car
l'Europe est ce pari.
- Alain BELLOZ